Depuis quelques années, l’étude sur les migrations entre l’Europe et les Amériques a dépassé le champ de l’histoire démographique, celui des rayonnements poussés par les puissances ou des échanges économiques. Elle a trouvé une nouvelle place en l’historiographie, considérée comme un élément constitutif de l’histoire culturelle et sociale. L’intérêt pour les phénomènes migratoires en général (G.Noriel) ou plus particulièrement pour les migrations françaises vers les Amériques (Y.Frenette, H. Otero) se focalise sur des périodes déterminées – les Révolutions, la Belle époque, l’entre deux-guerres, voire la fin de la guerre froide – et sur des thèmes spécifiques comme la circulation des savoirs et des modèles (F-X. Guerra), les acteurs des migrations (Passeurs culturels, S. Gruzinski), les mécanismes de métissage et la citoyenneté ( N. Green), les communautés, les associations et la vie quotidienne ( A.Foucrier), enrichissant les thèmes de recherche.

La proposition de recherche s’appuiera sur une conception à la fois singulière et élargie de « l’autre » (S.Todorov) : passé, individu, société et mémoire. Elle prendra également ses racines dans des propositions méthodologiques complémentaires : la perspective de la mondialisation (F.Braudel, I. Wallerstein) et la problématique qui résulte de la construction de sensibilités (A.Farge, A.Corbin).

En toile de fond de la mondialisation, émergent des processus de construction de sensibilités, conséquences des échanges générés par l’arrivée de voyageurs, d’immigrants, de produits culturels (livres, revues, théâtre, opéra, musique, architecture, science, savoirs, etc.), de marchandises, de technologie ou de capitaux. La présence de nouveaux acteurs engendre d’autres mutations au sein de la société de réception mais aussi de la société émettrice. Tout élément venant de l’extérieur connaît une période d’adaptation à la nouvelle réalité et provoque, en même temps, une réaction, une altération profonde ou altérité.

La problématique de la construction de sensibilités, complexe pour ce qui est de sa définition, imprévisible quant à sa portée, créative dans ses propositions, pose beaucoup de questions et des pistes pour l’histoire des migrations. Elle peut devenir un guide pour la recherche, un prisme pour l’analyse, une stratégie d’écriture du passé.

Comme notion, la sensibilité accepte de multiples définitions. Elle peut être entendue comme une façon de voir, de sentir, d’interpréter, de signifier et de vivre la vie individuelle et collective ; une manière d’être qui nourrit et se nourrit d’un ensemble de représentations hiérarchisées et d’appréciations différenciées de soi-même, de l’autre et du monde ; elle dérive des pratiques sociales tissées par les individus et les groupes, en espaces, moyens et temps déterminés. Selon Alain Corbin, l’histoire du sensible cherche à révéler la manière selon laquelle les individus et les groupes se représentent eux-mêmes et les autres, et construisent une façon de percevoir le monde.

La perspective de la mondialisation et/ou la globalisation ainsi que la problématique de la construction de sensibilités peuvent être une approche pertinente. Néanmoins, cet horizon conceptuel est naturellement alimenté par le cortège des nouveaux objets historiques tels que les représentations, les sentiments et les passions – qu’il s’agisse des migrants qui arrivent avec de nouvelles aspirations ou de la communauté de réception – , soulevant ainsi de nouveaux questionnements autour de l’affect (« affecter et être affecté », M.Moroña, I.Sánchez Prado), des émotions (G.Vigarello), de la relation entre les émotions et la mémoire (E.Traverso) ou encore autour de la notion de sagesse, de plaisir et de douleur (J.Moscoso), etc.

L’intérêt de cette démarche réside dans l’articulation de la problématique – la construction de sensibilités – et de la perspective – la mondialisation –. A titre d’exemples, plusieurs questions pourront être posées telles que : quelle est la présence étrangère dans les divers champs sociaux, secteurs de la population et aires géographiques ? A-t-elle contribué à moderniser la culture urbaine, l’architecture, l’urbanisme, la santé publique, voire la transmission de pratiques et de savoirs ? Il s’agira, enfin, d’utiliser diverses échelles d’analyses dans la recherche – histoires individuelles, des collectivités, des associations, des espaces de l’économie, de la politique et de la société, voire des régions ou celles des objets culturelles, tels la presse, les livres, les imprimés, ou encore les lettres ou journaux intimes – pour confronter la construction des sensibilités à la mondialisation.